Brassicaceae :

Zahora ait-atta Lemmel & M.Koch

 

| | | Zizaou n'oudad | Chou du mouflon

En janvier 2015, alors que Zahora et moi commencions à peine notre inventaire de la flore du Tafilalet, nous avons trouvé une plante qui n'était pas décrite dans la "Flore du Sahara" de Paul Ozenda. Il y avait eu des pluies exceptionnelles deux mois plus tôt et les berges des oueds étaient couvertes d'une profusion de crucifères jaunes ou bleues. Pour nous y retrouver, nous cueillons un pied de chaque espèce et nous les mettons côte à côte :

2015/01/28 - Begaa (gps : 30.9453, -3.8767)
A gauche une plante inconnue ; au milieu Eruca sp ; à droite Diplotaxis virgata.
Ceci dit, à l'époque beaucoup de plantes sahariennes nous étaient encore inconnues ; celle là n'était qu'une parmi bien d'autres et elle fut classée dans le dossier des 'xxx'.

Nous n'étions pas les seuls à avoir observé cette plante suite aux pluies exceptionnelles de novembre 2014. Abdelmonaim Homrani-Bakali, un botaniste d'Errachidia, l'avait aussi trouvée et en avait fait circuler des photos qui ont fini par arriver sur le forum de tela-botanica ; personne ne put lui donner un nom et toutes sortes d'hypothèses furent émises : serait-ce un chou cultivé importé d'Afrique tropicale par des caravanes parties de Rissani ? Serait-ce un hybride avec Crambe kralikii ? A défaut de réponse plus convainquante l'hypothèse hybride semblait la plus vraisemblable, mais pour la valider encore fallait-il avoir la chance de trouver dans la nature une station avec les deux espèces parentes et le produit de leur croisement.

L'affaire en resta là jusqu'à ce que, au printemps 2017 nous trouvions une grosse station de cette plante dans un petit oued au pied de la hamada du Bin el Korbine.

2017/03/09 - Merzouga-Boudnib (gps : 31.4146, -3.7537)
L'isolement de cet endroit excluait l'hypothèse d'une plante cultivée. Le nombre de pieds et l'absence d'autres crucifères de grande taille excluaient l'hypothèse d'un hybride.

Détermination

2017/03/09 - Merzouga-Boudnib (gps : 31.4146, -3.7537)
- les fleurs à quatre pétales et six étamines sont typiques de la famille des crucifères
- les feuilles sont charnues, d'une couleur vert-glauque, avec un grand lobe terminal en forme de coeur et des petits lobes embrassant la nervure principale ; elles ont une forte odeur de chou
- les fruits sont portés par un pédicelle ; ils sont en deux parties : une partie basiliaire, plus ou moins cylindrique, composée de deux valves externes et renfermant de 20 à 30 graines de chaque côté d'une cloison interne et une partie stylaire ovoïde, d'un diamètre double de celui de la partie basiliaire et renfermant deux graines. Après consultation de toutes le flores disponibles, il fallait se rendre à l'évidence, cette plante appartenait à une espèce et même à un genre non encore décrits.

Mais cette espèce n'est peut-être pas tout à fait nouvelle pour la science. En effet les botanistes Ph. Guinet et Ch. Sauvage qui avaient parcouru le Tafilalet en février 1951, notaient dans "les hamada sud-marocaines" :
87. Brassica sp. - Th. Lits sablonneux des grands oueds. O. Ziz, près du Mfis (32).
Cette plante remarquable, qui atteint 90cm, n'avait pas des fruits suffisamment développés pour la déterminer. Elle semble appartenir au genre Brassica. JOLY l'avait déjà récoltée en février 1949 en fleurs seulement, dans les Kem-Kem lrijdalen à la tête du Bou Seroual.
Elém. géogr. : ? Peut-être espèce nouvelle.

Un espèce nouvelle, donc, pour la science mais pas pour les petites bergères nomades du Bin el Korbine qui, interrogées par Zahora, dirent qu'elles connaissaient bien cette plante, qu'elle s'appellait "Zizaou n'oudad", ce qui veut dire "le chou du mouflon", et qu'on la rencontrait ici ou là après la pluie, mais pas très souvent. Par contre des personnes interrogées à Haroune et à Ouzina nous dirent ne pas la connaître.

Répartition au Sahara

2017/03/09 - Piste Merzouga-Boudnib, au pied de la hamada du Bin el Korbine (gps : 31.4146, -3.7537)
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
A la confluence de l'oued Talrhemt avec l'oued Ziz.
2019/02/08 - Begaa (gps : 30.9293, -3.9740 - altitude : 680m)
Sur une terrasse sablonneuse de l'oued Begaa.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
... et même, en 2019, sur le talus de la route nationale entre Khamlia et Taouz.
Les points rouges indiquent les endroits où Zahora ait-atta a été trouvée en 2015-2019. Toutes ces stations se trouvent dans des oueds sablonneux qui coulent depuis le pied de la hamada du Bin el Korbine et de la hamada du Guir. La partie orientale de cette zone, à la frontière entre l'Algérie et le Maroc, est militarisée et interdite d'accès aux humains comme à leur troupeaux. La végétation saharienne peut s'y développer librement, seulement soumise au pâturage des mouflons, des gazelles et des ânes ensauvagés.

Le fait de trouver une plante endémique restreinte à une petite zone du Nord-Ouest du Sahara ne doit pas étonner. D'autres endémiques très localisées sont connues, comme Volutaria belouinii, Teucrium takoumitense ou Eruca foleyi, une grande crucifère à fleurs bleues que l'on rencontre en compagnie de Zizaou n'oudad dans le Sud de son aire... et d'autres sont peut-être à découvrir dans cette zone qui n'a été que peu prospectée par les botanistes.

2018/10/10 - Taouz (gps : 30.9286, -3.9753 - altitude : 680m)
A gauche la rosette vert-vif de Eruca aurea ; à droite la rosette vert-glauque de Zizaou n'oudad.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
A gauche un pied fleuri de Zizaou n'oudad ; à droite un pied fleuri de Eruca foleyi.

Tiges / Feuilles

2017/12/02 - Boudnib-Merzouga (gps : 31.4115, -3.7214)
Rosettes de feuilles. Cette plante est une annuelle.
2017/12/02 - Boudnib-Merzouga (gps : 31.4115, -3.7214)
Emergence de l'une tige florale.
2017/03/09 - Merzouga-Boudnib (gps : 31.4146, -3.7537)
Feuille bien développée avec 4 petits lobes arrière (des feuilles moins développées peuvent ne comporter aucun lobe).
2018/03/30 - Khemliya (gps : 30.9906, -3.9918)
Pied de taille moyenne en 2018, une année de faibles pluies.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
Pied de grande taille en 2019, suite aux fortes pluies de l'été et de l'automne précédents.

2017/04/04 - Piste-Merzouga-Boudnib (gps : 31.4062, -3.7353)
Racine d'un pied prélevé pour faire des parts d'herbier.
Nota 1 : je suppose que la racine s'est développée horizontalement pour profiter d'une couche de sable humide coincée entre deux couches de limons peu perméables.
Nota 2 : à l'ère de l'internet les journaux en papier sont devenus une denrée rare et cette plante, trop gorgée d'eau, a moisi lors du séchage :-((

Boutons / Fleurs

2018/03/30 - Khemliya (gps : 30.9906, -3.9918)
Extrémité d'une tige florale.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
Les sépales externes (ici à gauche et à droite) sont légèrement bossus à la base.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
Après enlèvement des sépales externes, on voit que les sépales internes ne sont pas bossus à la base.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
Après enlèvement des 4 sépales, on voit bien les pétales 'à onglets'.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
Après enlèvement des pétales, on voit les six étamines caractéristiques des crucifères.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
Après enlèvement des étamines, on voit le style avec ses parties basiliaires et stylaires déjà bien formées ; à la base du style on distingue deux petites glandes nectarifères vertes.

Fruits / Graines

2017/03/09 - Merzouga-Boudnib (gps : 31.4146, -3.7537)
Tige fructifiée.
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
2019/02/08 - Khamlia (gps : 30.9987, -3.9875 - altitude : 680m)
La partie stylaire contient 2 graines.
2017/04/04 - Piste-Merzouga-Boudnib (gps : 31.4062, -3.7353)
Les valves de la partie basiliaire se détachent en sèchant ; les graines tombent au sol ou sont emportées par le vent ; les reliefs dans la cloison interne permettent d'évaluer le nombre de graines entre 20 et 30 de chaque côté.

Intérêt pastoral

L'appellation de "chou du mouflon" laisse présager que cette plante n'est pas consommée par les troupeaux. De fait nous n'avons trouvé qu'une seule fois des pieds broutés vraisemblablement par des ânes ensauvagés ; ils avaient mangé les tiges florales et l'extrémité des feuilles.

J'ai goûté cette plante : les feuilles ont un goût de chou ; elles sont tendres et ne sont pas amères. Pourquoi les animaux ne la consomment-ils pas plus ? Mystère ! Serait-elle toxique ? Les animaux répugneraient-ils à consommer les plantes qu'ils ne rencontrent que rarement ?


Références botaniques

Il fallait valider scientifiquement les découvertes faites sur le terrain. Cela a été la tâche de Markus koch, un botaniste-généticien allemand, spécialiste des Brassicacées. Nous lui avons envoyé des parts d'herbier et des graines. Ces graines ont été cultivées en serre et ont permis de prélever des échantillons soumis à l'analyse génétique.

Cette analyse a confirmé que cette plante appartenait à un genre nouveau et a pu positionner ce genre dans le cladogramme des Brassicacées.

Cladogramme in Koch M. & Lemmel C., 2019

L'analyse a montré que Zahora était un genre qui a évolué il y a 6 millions d'années à partir d'une population ancestrale qui a aussi donné naissance à une grand nombre d'espèces de choux, de navets et autres espèces apparentées.

Cette plante a été nommée Zahora ait-atta. Zahora est le prénom de mon épouse, présente dans tout ce travail comme prospectrice sur le terrain, comme photographe et comme interlocutrice dans les contacts avec les familles nomades. Mais Zahora signifie aussi "fleur" en arabe, ce qui est un nom tout trouvé pour une plante endémique marocaine.
Quant à "ait-atta", c'est le nom de la confédération des tribus amazigh qui habitent le Tafilalet et le Saghro, tribu à la quelle appartiennent Zahora mais aussi les nomades qui connaissaient cette plante depuis toujours et la nomment Zizaou n'oudad".

Des types de Zahora ait-atta ont été déposés dans les herbiers de Heidelberg, Rabat, Genève et Montpellier.